L'instinct aux yeux bandés
Citation de Charlène le janvier 21, 2025, 11:11 pmChacun d’eux tente de tirer la couverture à soi. C’est à peine s’ils parlent la même langue. S’ignorer soi-même, c’est museler un pan de soi. La plupart du temps ils s’ignorent, mais quand ils s’adressent l’un à l'autre c’est une explosion de contradictions lumineuses, colorées de paroles édulcorées.
— Tu prends trop de place, accuse l’ancêtre.
Celle qui emmène le fardeau pour franchir les montagnes. Là où on ne peut rien transporter autrement qu’à pied. D’habitude elle ne parle pas et le silence, celui qui tue, en dit beaucoup sur ce qu’il n’est pas advenu. Mais ce soir elle étale son ouvrage, déchire la couture. Dans cet habit, je ne rentre pas. Dans mon ventre, l’oppression, dans mes poumons la danse miroir à laquelle j'essaye d’échapper. Un pas en avant, un pas en arrière. Et pourtant il faudra vivre encore… avec cette mégère.
— Le poids, c’est moi qui le porte et je ne peux le donner à personne d’autre ! me reproche-t-elle.
J’acquiesce et garde le silence, c’est la sagesse qu’elle m’a transmise, lui laisser le fardeau et ne prendre que ma part. La laisser déblatérer et la laisser porter.
Femme amoindrie, renversée, mais solide, elle est faite de fer. Il suffit de la retourner pour qu’elle se transforme en creuset. Le fardeau s’allège quand tu plonge dedans. Le contenant qui accueille est plus large que le contenant qui englobe. Tu peux te cacher dedans lorsqu’il est fait de trop creux et pas de trop plein. Et alors, satisfaite, elle reprend le silence. Elle n’est pas exigeante, plutôt absente. Et pourtant il faudra vivre encore… avec cette part qui vit trop loin.
Vient le plus prétentieux. Celui qui se rappelle les contours, mais pas les pleins. Il a neuf vies, il a neuf coeurs, enfin il en avait neuf au début. Il tourne sur lui même sans jamais changer de visage. Moi je retombe toujours sur la même face.
— Essaye encore, me dit-il. Tire une carte.
— J’ai trop joué avec toi et on ne m’y reprendra plus.
— Mais si, tu verras, cette fois il n’y a plus de cartes noires dans le paquet.
— Tu truques les règles au fur et à mesure. À ce jeu, je ne peux gagner qu’à m’écouter et plutôt que m’épuiser, je te laisse prendre les blessures à ton compte. Tu as de la réserve toi avec tous tes coeurs. Moi j’en ai marre des farces et attrapes.
Il tourne sur lui même saute de coeur en coeur il en a neuf, enfin il en avait, comme un chat sorcier. Il garde des coeurs pour les blessures infligées, les déceptions, les erreurs de chemin, les demi-tours, les cheveux qui se dédoublent et qui tombent, le coeur qui se déchire. Le coeur toujours. Le « neuf », encore. Nouveauté, souffle libérateur qui soigne le mal ancré au plus profond des cellules. C’est que demain il faudra vivre encore… et arrêter d’être si crédule.
Je remarque alors qu’ils sont tous et toutes aveugles. Vision tronquée compensée par leur complémentarité. Mon héros se présente, les yeux bandés. Il cache sa difformité par pudeur sous un bandeau de coton noir. Il a des cicatrices sur le visage, je l’ai griffé, souvent abandonné et pourtant c’est lui le meilleur des amants.
Des frissons enfouis dans mes cellules. Il me fait ressentir, en surface. L’instinct qui me pousse, qui m’allège. Le comédien ultime qui me noie et m’emmène dans sa farandole de plaisir. C’est qu’il est dealer d’ocytocine et de dopamine.
Comme toujours c’est moi qui entame la discussion et qui l’aguiche. Contrairement aux deux autres il a ma préférence, le reconnaitre c’est un premier pas.
— Que veux-tu créer aujourd’hui ? me demande-t-il. Tu peux tout faire.
Il sait comment me cajoler, le bougre.
— Je veux tout expérimenter, qu’as-tu pour moi aujourd’hui ?
— Aujourd’hui je n’ai que la vie. Les autres m’accompagnent et je perds de ma superbe face à eux.
— Et pourtant tu as ma préférence.
— Aujourd’hui est différent, car c’est moi qui te fait un cadeau. Je t’offre cette journée, je t’offre ce réveil. Ouvre-les yeux et cette journée sera riche, sera pauvre, sera difficile, mais elle sera. Tu existes donc tu créeras.
— C’est tout ce qui compte, non ?
Nos paumes se joignent, il s’installe au creux de mes bras. Flocon ouaté qui vient parfaitement me bercer et je me laisse porter. Il est fort et emmène avec lui la grand-mère voûtée et le neuf de coeur corné. Mon instinct aux yeux bandés, qui offre et qui donne. C’est que demain il faudra vivre encore. Et alors ?
Chacun d’eux tente de tirer la couverture à soi. C’est à peine s’ils parlent la même langue. S’ignorer soi-même, c’est museler un pan de soi. La plupart du temps ils s’ignorent, mais quand ils s’adressent l’un à l'autre c’est une explosion de contradictions lumineuses, colorées de paroles édulcorées.
— Tu prends trop de place, accuse l’ancêtre.
Celle qui emmène le fardeau pour franchir les montagnes. Là où on ne peut rien transporter autrement qu’à pied. D’habitude elle ne parle pas et le silence, celui qui tue, en dit beaucoup sur ce qu’il n’est pas advenu. Mais ce soir elle étale son ouvrage, déchire la couture. Dans cet habit, je ne rentre pas. Dans mon ventre, l’oppression, dans mes poumons la danse miroir à laquelle j'essaye d’échapper. Un pas en avant, un pas en arrière. Et pourtant il faudra vivre encore… avec cette mégère.
— Le poids, c’est moi qui le porte et je ne peux le donner à personne d’autre ! me reproche-t-elle.
J’acquiesce et garde le silence, c’est la sagesse qu’elle m’a transmise, lui laisser le fardeau et ne prendre que ma part. La laisser déblatérer et la laisser porter.
Femme amoindrie, renversée, mais solide, elle est faite de fer. Il suffit de la retourner pour qu’elle se transforme en creuset. Le fardeau s’allège quand tu plonge dedans. Le contenant qui accueille est plus large que le contenant qui englobe. Tu peux te cacher dedans lorsqu’il est fait de trop creux et pas de trop plein. Et alors, satisfaite, elle reprend le silence. Elle n’est pas exigeante, plutôt absente. Et pourtant il faudra vivre encore… avec cette part qui vit trop loin.
Vient le plus prétentieux. Celui qui se rappelle les contours, mais pas les pleins. Il a neuf vies, il a neuf coeurs, enfin il en avait neuf au début. Il tourne sur lui même sans jamais changer de visage. Moi je retombe toujours sur la même face.
— Essaye encore, me dit-il. Tire une carte.
— J’ai trop joué avec toi et on ne m’y reprendra plus.
— Mais si, tu verras, cette fois il n’y a plus de cartes noires dans le paquet.
— Tu truques les règles au fur et à mesure. À ce jeu, je ne peux gagner qu’à m’écouter et plutôt que m’épuiser, je te laisse prendre les blessures à ton compte. Tu as de la réserve toi avec tous tes coeurs. Moi j’en ai marre des farces et attrapes.
Il tourne sur lui même saute de coeur en coeur il en a neuf, enfin il en avait, comme un chat sorcier. Il garde des coeurs pour les blessures infligées, les déceptions, les erreurs de chemin, les demi-tours, les cheveux qui se dédoublent et qui tombent, le coeur qui se déchire. Le coeur toujours. Le « neuf », encore. Nouveauté, souffle libérateur qui soigne le mal ancré au plus profond des cellules. C’est que demain il faudra vivre encore… et arrêter d’être si crédule.
Je remarque alors qu’ils sont tous et toutes aveugles. Vision tronquée compensée par leur complémentarité. Mon héros se présente, les yeux bandés. Il cache sa difformité par pudeur sous un bandeau de coton noir. Il a des cicatrices sur le visage, je l’ai griffé, souvent abandonné et pourtant c’est lui le meilleur des amants.
Des frissons enfouis dans mes cellules. Il me fait ressentir, en surface. L’instinct qui me pousse, qui m’allège. Le comédien ultime qui me noie et m’emmène dans sa farandole de plaisir. C’est qu’il est dealer d’ocytocine et de dopamine.
Comme toujours c’est moi qui entame la discussion et qui l’aguiche. Contrairement aux deux autres il a ma préférence, le reconnaitre c’est un premier pas.
— Que veux-tu créer aujourd’hui ? me demande-t-il. Tu peux tout faire.
Il sait comment me cajoler, le bougre.
— Je veux tout expérimenter, qu’as-tu pour moi aujourd’hui ?
— Aujourd’hui je n’ai que la vie. Les autres m’accompagnent et je perds de ma superbe face à eux.
— Et pourtant tu as ma préférence.
— Aujourd’hui est différent, car c’est moi qui te fait un cadeau. Je t’offre cette journée, je t’offre ce réveil. Ouvre-les yeux et cette journée sera riche, sera pauvre, sera difficile, mais elle sera. Tu existes donc tu créeras.
— C’est tout ce qui compte, non ?
Nos paumes se joignent, il s’installe au creux de mes bras. Flocon ouaté qui vient parfaitement me bercer et je me laisse porter. Il est fort et emmène avec lui la grand-mère voûtée et le neuf de coeur corné. Mon instinct aux yeux bandés, qui offre et qui donne. C’est que demain il faudra vivre encore. Et alors ?
Citation de Charlotte Cruz le janvier 21, 2025, 11:24 pmWahou ! Merci de l'avoir posé par écrit. j'avais tellement envie de le relire pour bien m'imprégner des paroles des uns et des autres. Quel puissant voyage ! Merci pour ta participation et pour ce texte inspirant !
Merci de ce beau cadeau textuel : Le fardeau s’allège quand tu plonge dedans. Le contenant qui accueille est plus large que le contenant qui englobe.
Wahou ! Merci de l'avoir posé par écrit. j'avais tellement envie de le relire pour bien m'imprégner des paroles des uns et des autres. Quel puissant voyage ! Merci pour ta participation et pour ce texte inspirant !
Merci de ce beau cadeau textuel : Le fardeau s’allège quand tu plonge dedans. Le contenant qui accueille est plus large que le contenant qui englobe.